Je ressens donc je suis
Je ressens donc je suis
1.
Un jour que j’étais en souffrance, j’ai eu une révélation.
Ce qui me fut révélé était une idée simplissime, mais je sus instantanément que cette idée était plus profonde qu’elle en avait l’air. La voici : lorsqu’on éprouve une sensation intense, comme un orgasme ou une douleur vive, il est impossible d’en douter. C’est-à-dire que si un médecin affirme que je n’ai pas mal alors que je souffre atrocement, je ne pourrai me résigner à accepter son diagnostic : je le sommerai de refaire des tests car il a forcément tort.
Nous savons que la douleur ou le plaisir ont sur nous une influence considérable, car ils nous guident dans nos gestes quotidiens et c’est cette idée que j’explore depuis des années car elle a des conséquences vertigineuses. Il faut mesurer combien le plaisir va nous convaincre que ce que nous faisons est bien ; tandis que la douleur va nous pousser « hors de nous », va nous montrer d’autres routes qui vont nous changer en profondeur. Il faut comprendre qu’une émotion a aussi un pouvoir de changement, qu’elle est comme un ancêtre qui vous parle et vous raconte une histoire. Qu’ainsi selon notre biologie et notre histoire personnelle, émotions et sensations vont former une sorte d’évangile, de guide pratique et spirituel individuel qui est une vision du monde originale et que je nomme vérité sensitive.
Cette vérité sensitive est cruciale pour comprendre l’autre ; elle est la raison pour laquelle nous paraissons tous si différents alors que nous sommes en vérité frères et sœurs.
Pour avoir une idée de la puissance de la vérité sensitive, il suffit de considérer la névralgie du trijumeau, qui est une maladie affectant un nerf important du visage dont résulte des crises de douleur extrêmement intenses, dépassant l’accouchement pour les femmes qui ont connu les deux et sources d’une détresse psychologique majeure dans les cas sévères. Cette affliction chronique, surnommée « maladie du suicide », plonge certains malades dans une profonde détresse existentielle alors qu’il ne s’agit que d’une infime lésion d’un nerf : ses conséquences psychosociales sont sans commune mesure avec l’état de santé « réel » de l’individu.
Et comment passer sous silence la trajectoire de certains toxicomanes, dont l’existence est à jamais modifiée par la prise d’une ou d’une poignée de doses et des crises de plaisir associées ? Conduisant ces malheureux à un comportement anormal d’un point de vue biologique, privilégiant la recherche constante de la prise au mépris de leurs besoins physiologiques réels…
Si une souffrance ou un plaisir mal placé engendrent des conséquences si dramatiques sur le quotidien des toxicomanes ou des malades de la névralgie du trijumeau, comment nier que les sensations aient une influence déterminante sur nos caractères ?
Pour ressentir combien la sensation guide la trajectoire des destinées humaines, on peut considérer la parabole de l’écriteau : « Quand, après un mois d’errance dans le désert, on trouve un écriteau qui nous indique la route à suivre, on ne peut s’empêcher de lui faire confiance. Que cet écriteau ait été placé là par quelqu’un de bienveillant ou non, dans l’impossibilité de consulter un avis différent, on finit par prendre le chemin qu’il indique. »
Découpé en pièces par la jalousie d’Héra, Dionysos est recollé par Zeus son père qui le remet au monde. On dit de lui qu’il est deux fois né.
2.
Le problème le plus sérieux de la philosophie n’est pas le suicide, comme le prétend Albert Camus, c’est la souffrance. Lorsqu’elle est intense, la sensation fait vérité : son authenticité est indiscutable. La sensation engendre les vérités les plus profondes de l’homme : sa croyance qu’il existe, qu’un bon repas est une bonne chose et que les guêpes ne sont pas des animaux sympathiques.
Lorsqu’une sensation intense est éprouvée, l’homme est incapable de la nier et il ne peut la contenir. Si la douleur dépasse le seuil tolérable, l’individu devra à chaque instant lutter contre cette vérité sensitive qui lui murmure à l’oreille que son corps est en peine. Dépourvu de solutions de secours, il est seul devant un tourment qu’il ne peut contrôler : la détresse de celui qui souffre est totale et c’est pourquoi la souffrance est le problème le plus sérieux de la philosophie, et non un possible expédient afin de le résoudre. Le jugement moral contre l’euthanasie est illégitime car on ne peut se mettre à la place de l’autre qui souffre.
3.
En vérité, aucune pensée raisonnable ne peut gommer l’empreinte que forme dans l’esprit la sensation : les pensées de raison sont des lances en silex devant le char d’assaut de la sensation ; les pensées n’opposent qu’une résistance pathétique ; elles se font retourner comme des brindilles tendues devant le marteau du ressentiment.
L’homme livre un combat perdu d’avance : ce qu’il éprouve le mène au pire, il le comprend parfois dans un éclair de lucidité, il s’en effraye et prend des résolutions. Il sait qu’il ne faut pas écouter la sensation, qu’elle est cet ami qui pousse au pire, mais pourtant il est incapable de lui résister au moment où elle se présente. L’homme est un équilibriste qui, toute sa vie, évolue sans broncher sur son fil, oeuvrant dans un effort de chaque instant à ne pas tomber, et qui, lorsqu’il atteint enfin le côté opposé, incapable de faire autre chose, brusquement terrifié à l’idée de poser le pied sur un monde inconnu, fait demi-tour et part pour une nouvelle traversée.
4.
Le mythe de la caverne inondée.
Il faut imaginer être nu dans une piscine d’eau tiède plongée dans le noir : on ne sait pas pourquoi nous sommes là et ce que nous y faisons. Nous nageons dans le bassin mais nous n’avons pas conscience de nos mouvements. Soudain, une décharge électrique nous indique que nous nous sommes trop éloignés : nous resterons désormais sagement au centre de la piscine ; nous concevrons du soulagement à y être et (bien qu’il n’y ait que de l’eau comme partout ailleurs) nous l’appellerons bientôt maison. Une minute plus tard, alors que, ennuyés, nous nous étions mis à crowler pour tuer le temps, nous sommes soumis à une décharge d’endorphines ; le lendemain, sans surprise, nous tournons en rond, crawlant de toutes nos forces, autour de notre maison – tout en se gardant de trop s’éloigner.
Très vite, nous comprenons que nous sommes uniques (les décharges, on le voit, ne se sont appliquées qu’à nous : l’eau, la pierre n’ont pas bougé, alors que nous avons souffert et joui) et que notre but dans ce monde est de nager le plus vite possible.
Bientôt, de la lumière apparaît dans la caverne et nous distinguons au loin d’autres nageurs : eux aussi crawlent en cercle comme nous.
Dans un premier temps, nous les trouvons idiots à nager comme ils le font ; bientôt, nous comprenons qu’eux aussi souffrent et jouissent, et que c’est pour ça qu’ils se comportent ainsi.
Parfois, nous sommes fatigués et désirons nous reposer mais l’appel du plaisir l’emporte. Nous voudrions rencontrer les autres nageurs mais la décharge nous en dissuade : de la même façon que le plaisir, il nous est impossible de prétendre que la souffrance n’existe pas.
Avec le temps, nous trouvons du sens à notre existence : si nous voyons quelque nageur, au loin, qui s’arrête, nous pensons : « Celui-là est dépressif. » Si nous voyons quelqu’un qui s’approche trop de nous (et de sa décharge), nous pensons : « Celui-là est masochiste. » Au contraire, lorsque nous accueillons un nouveau-venu dans la caverne, nous penserons : « Il faut qu’il apprenne » et nous lui enjoindrons à faire quelques brasses et à s’éloigner un peu, pour qu’il « fasse son expérience ».
Certains nageurs sont curieux, ils ne nagent pas en rond mais en carré ; l’idée qu’ils subissent des décharges de douleur ou de plaisir différentes ne nous effleure pas l’esprit : pour expliquer leur comportement, nous dirons qu’ils sont « bizarres », qu’ils n’ont pas toute leur tête, que ce sont des « imbéciles » ou même des « cons » quand on n’a aucune envie d’en savoir plus et de se mettre à leur place.
Mes résolutions pour 2027
Depuis 2014, j’écris sur les sensations et les souffrances de mes semblables ; la tâche est immense, comme la variété des sensations et l’âpreté des souffrances. Dans le roman que j’écris et dont le titre de travail est Épopées, j’explore six trajectoires sensitives : l’une dominée par le sentiment d’abandon, une autre par celui de l’humiliation, de soif morale, etc. Ma conviction est que nous sommes tous des créatures identiques mais mues par un moteur sensitif différent, et que ce moteur nous donne l’illusion que l’autre est différent. Chaque fois que j’entends qu’untel est « con » ou « débile » ou « idiot », cette conviction se raffermit un peu plus.
Je travaille par ailleurs sur un essai qui explicite l’approche sensitive menant à la compréhension des caractères et reconstruisant les grandes thématiques existentielles, comme le désir, l’angoisse, le désespoir, le rire, etc. Cet essai est fondamental pour comprendre le sentiment d’étrangeté qu’on porte parfois sur nos semblables.
Dans un monde qui se morcelle, où les professions deviennent sans cesse plus spécialisées, où les communautés se radicalisent et où chacun se sent plus isolé et plus différent des autres, il me paraît crucial de rétablir les ponts entre nous, de saluer nos points communs et de tenter de comprendre nos différences.
Dieu contradictoire, Dionysos a plusieurs visages : viril et efféminé, guerrier et pacifique, joyeux et sinistre, il est « le plus ancien et le plus jeune de tous les dieux ».
La vie d’un équilibriste de la sensation
1.
La puissance de l’autojustification
Pourquoi l’Homme est-il si sûr de ses impressions subjectives ? Certainement la sensation, lorsqu’elle est source de plaisir, a une grande tendance d’autojustification : on croit à la légitimité de nos pensées et de nos actions, puisqu’elles nous ont amené cette source de plaisir ; voilà pourquoi, et c’est là un trait malheureusement répandu, nombreux considèrent que le seul chemin de la réussite est celui qu’ils ont emprunté.
Ce processus autojustificateur s’étend même à la souffrance : « Ma souffrance m’a permis d’avancer, j’attends donc que tu souffres comme moi si tu veux atteindre la même chose que moi », pensent nombre d’entre-nous.
Ce phénomène est tellement puissant qu’il modèle en profondeur le système de pensée et les valeurs de chaque individu : celui-là ne peut imaginer qu’une autre existence que la sienne ait un sens. Il ne peut imaginer que d’autres décisions, d’autres chemins ou d’autres erreurs que ceux qu’il a prises, empruntés et commises ait une quelconque authenticité. Dans les domaines artistiques, par exemple, l’autojustification voit les artistes s’entre-déchirer pour des actes et des prises de position qui sont naturellement individuelles car provenant d’une expérience sensitive originale.
Cette autojustification et si puissante que certains croient dur comme fer qu’il existe une manière « rationnelle » de se comporter, une façon « objective » de penser, et que leurs actes et pensées le sont naturellement.
Prenons un exemple et penchons-nous sur l’expérience sensitive d’un homme au physique performant. Conscient de sa force, l’homme fort subit un cas d’autojustification très net. On comprend aisément que l’usage de la force a toujours été pour un tel homme béni d’une sensation de plaisir : lorsqu’il pratique une activité physique, lorsqu’il prend part à un combat, un plaisir immédiat s’associe systématiquement à toutes les manifestations de sa force vive. Bénis par la vérité sensitive du plaisir, ces actes de force lui sembleront relever d’un comportement naturel à suivre.
Chaque fois qu’il éprouvera du plaisir, il songera qu’il a eu raison de croire en la vertu bénéfique de sa force et sa croyance, si elle n’est jamais prise à défaut, s’en trouvera amplifiée. S’il est peu critique, il songera que ces actes de force ne peuvent nuire à personne : utilisant sa force naturelle, il agit en homme moral. Pareillement, il estimera ses semblables doués de force physique comme possesseurs d’une haute dignité morale.
Ces rebonds répétés de la bénédiction sensitive forment ainsi un mouvement autojustificateur bouclant sur lui-même qui, à chaque tour davantage, nous enseigne une certitude inébranlable : notre existence, nos actes et nos valeurs sont les seules légitimes. Ce phénomène que nous nommons le moralisme est, comme la poussée d’altérité, la clé de la vie intérieure de l’Homme.
2.
La poussée d’altérité
Un traumatisme sensitif sera générateur d’un phénomène particulier : si la souffrance éprouvée est très intense, l’individu va ressentir une force qui pousse « hors de soi » que nous nommerons poussée d’altérité. Ce phénomène modifie le système de pensée de l’être en peine pour éviter que cette souffrance ne se reproduise. S’opposant à la mort, la poussée d’altérité transforme le système de valeurs en profondeur, luttant contre les tendances autojustificatrices qui souhaitent figer les opinions. Cette opposition génératrice de doute est un moteur considérable de l’évolution humaine.
L’individu, qui évolue d’un système de pensée à un autre, est ainsi sujet à des oscillations dont les caractéristiques dépendront de la fréquence de réapparition de la sensation douloureuse :
Si celle-là réapparaît tôt, la poussée d’altérité prend toute son intensité et le système de valeurs en sera considérablement affecté.
Si la sensation douloureuse est absente pendant plusieurs mois ou années, l’autojustification reprendra temporairement le dessus, conduisant l’individu à se confronter à nouveau à la sensation traumatique ; auquel cas la poussée d’altérité revient subitement en force, etc etc.
L’individu peine à détecter l’oscillation incohérente de son système de pensées. Chaque jour, la sensation lui indique une vérité différente : il croit aveuglément la sensation dans son corps qui le mène par le bout du nez. Il ne peut imaginer qu’elle soit fausse et il la croit alors même qu’elle change du tout au tout. Chaque jour est un univers indépendant de la veille et différent du lendemain. La sensation vient nous susurrer ses mots à l’oreille et, incapables de l’étouffer, nous écoutons.
3.
Une conscience ?
J’ai toujours été fasciné par cette certitude humaine que nous existons bel et bien. Au cours des siècles, nombreux sont les penseurs qui se sont penchés sur cette question.
Naturellement, si je demande à un passant s’il existe, l’interrogé songera aux plaisirs et aux souffrances de sa vie, pensera qu’elles ont un sens et me répondra par l’affirmative.
En vérité, avant la première sensation, il ne peut y avoir de conscience : c’est la sensation qui crée la conscience. Ce processus, nous l’appelons individuation ; nous l’appelons ainsi car nous sentons bien qu’il donne à l’homme l’impression qu’il est seul à vivre et à ressentir ce qu’il ressent.
Pour ma part, j’ai mis longtemps à me rendre compte que, pour de nombreuses situations existentielles, mes semblables ressentent ce que je ressens. C’est une source régulière d’étonnement : on voit qu’il est difficile pour l’homme d’imaginer qu’il n’est pas seul à être étreint par les mains sacrées de la sensation.
D’ailleurs, qui n’a pas connu le cas de figure suivant : de rassurer un proche sur une situation qui nous ferait très peur ; sachant que la souffrance éventuelle ne nous touchera pas, nous sommes incapables de nous effrayer autant que notre ami et nous lui proposons des choix risqués que nous ne prendrions jamais.
Baptisé par la vérité de la sensation, l’être vivant devient un véritable individu. Dès ce moment, il ne pourra plus faire marche arrière : il ne redeviendra jamais un être qui ignore qu’il existe.
***
Mais au fond, suis-je vraiment quelqu’un ? La conscience que je ressens de moi-même est temporaire : je ne peux pas me souvenir d’un jour dix ans auparavant. Était-ce d’ailleurs moi-même ? Je n’ai aucune preuve à ce sujet. Je sais que mon caractère a changé, et les sensations qui m’ont été donné de ressentir pour construire ma conscience, ces sensations passées je ne les connais ni ne m’en souviens plus. J’aurais pu être n’importe qui, je n’ai aucune preuve que c’était moi, hormis l’histoire qui semble donner une cohérence à une suite inégale de souvenirs. Si la conscience existe, elle ne peut être qu’inscrite dans le présent pur, puisqu’elle est conséquence de la sensation.
Six parcours sensitifs
Dans mes romans, j’explore les thématiques précédentes en long et en large. Pour moi, elles forment l’essence des problématiques humaines. Je tente d’apporter une réponse à la cruauté de la douleur physique et aux difficultés que l’on rencontre pour éprouver de l’empathie et aimer ses semblables.
Dans Épopées, je tente de comprendre six parcours sensitifs, avec leurs crises autojustificatrices, leurs poussées d’altérité, leurs certitudes individuelles et leurs doutes. Six parcours individuels mais mêlés, puisqu’on est rien tout seul et que l’être humain est une espèce. Six parcours d’individus et d’amis, qui s’aiment et se détestent, s’admirent et se méprisent, incapables de se comprendre mais qui essayent pourtant de vivre ensemble.